Sociologie de l’enfance : une bibliographie francophone

Emeline Brulé
11 min readJun 17, 2018

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La sociologie de l’enfance, et notamment le rôle de la classe sociale dans leurs différentiations revient sur le devant de la scène. L’enquête Elfe est la première de son genre en France et suit une large cohorte d’enfants sur une longue durée pour mieux comprendre les expériences de l’enfance et les pratiques (éducatives, culturelles, de soin) qui en dessinent les contours. Cet article propose une bibliographie des sciences sociales francophones (principalement françaises) s’intéressant aux enfances. Je ne veux pas particulièrement me lancer dans une discussion sur sa définition (objet ou champ ?), ni d’ailleurs affirmer de manière péremptoire que celles-ci ont connu un développement différent des études anglophones (bien que ce soit une heuristique très pratique). Il s’agit simplement de contextualiser et partager des lectures que j’ai trouvé utiles ou stimulantes, dans l’espoir que cela puisse en aider d’autres. Je devrais sans doute préciser que j’ai d’abord découvert cette branche de la sociologie par des recherches anglophones, du fait de la préférence accordée à l’anglais dans mon environnement de recherche. Cela influence forcément mon point de vue.

Définissons d’abord l’enfance. Si l’ONU et l’OMS incluent toutes personnes légalement mineures dans la catégorie “enfants,” il s’agit d’une catégorie recoupée par la catégorie “adolescents” (peu ou prou 12 à 18 ans), elle même recoupée par la catégorie “jeunes” (15–24 ans). La sociologie de l’enfance n’est pas tout à fait la sociologie de la jeunesse, puisqu’elle s’intéresse à des personnes plus jeunes. Elle se distingue également de la sociologie de l’éducation, puisque ce n’est pas son centre d’intérêt principal, bien que l’école garde une place importante dans la vie des enfants donc dans les recherches les concernant. Mais aussi de la sociologie de la famille, qui de même s’intéresse à une partie spécifique de la vie des enfants. Il va de soi que ces démarcations préliminaires pourraient être contestées. L’étiquetage du champ renvoie à son histoire.

Un peu d’histoire

La “New” Sociology of Childhood a des axiomes et un mythe fondateur assez bien établi. Dans le champ des études sur l’enfance (Childhood Studies) il s’agit de s’opposer à une vision psychologisante et naturalisante du développement enfantin (e.g., compréhension de l’enfance comme stades de développement homogènes), tout comme à une enfance entièrement déterminée socialement boîte noire reproduisant la stratification sociale existante. Pour le résumer de manière très (trop) schématique, elle vise à s’opposer à une conceptualisation de l’enfant une version peu développée d’un adultepour s’intéresser aux enfants tels qu’ils sont (“being VS becoming”). Le concept d’agency (agentivité), ou encore d’enfants acteurs, sont centraux. Il ne s’agit pas d’abandonner toute analyse macro-structurelle : de nombreuses critiques se sont élevées de l’intérieur du champ pour une étude des enfanceS, plutôt que la réification d’une expérience contemporaine de l’enfance. Il faut par ailleurs souligner que ce sont des recherches reflétant et soutenant à la fois l’évolution culturelle législative du statut des enfants — la Convention ONU des droits de l’enfants mettant en avant l’agentivité des enfants et leur droit à participer aux décisions les concernant. C’est un champ majoritairement anglophone, avec des recherches se concentrant en Amérique du Nord, en Scandinavie, Australie ou au Royaume-Uni. Les thèmes de recherche incluent l’école (passage obligé dans les pays sus-cités), les relations intergénérationnelles, le temps de loisir, etc.

En France aussi, on parle souvent d’une émergence du point de vue des enfants vers la fin des années 1990, bien que des travaux pré-existent cette période. Certains (e.g., Gaussot) avancent qu’il y avait une volonté des sociologues de se démarquer des psychologues, qui prit une forme différente que les études anglophones : aux psychologues le point de vue des enfants, aux sociologues l’étude des structures sociales. D’autres (e.g., Sirota) soutiennent que la psychologie en France s’est déssaisie de la vie quotidienne des enfants, laissant le champ libre aux sociologues. Les thèmes abordés sont a fortiori similaires.

Si des travaux très différents sont réunis sous la bannière de la sociology of childhood, les perspectives francophones sont plus éparpillées, ne permettant pas forcément aussi simplement l’entrée dans l’étude du champ/objet. Personnellement, j’ai toujours trouvé que la principale différence était l’approche de l’éthique dans les recherches avec les enfants. Là où les études anglophones discutent très longuement des rapports de pouvoir chercheur-e/enfants, de l’impact de la méthodologie sur ces rapports de pouvoir, des limites à mettre aux démarches participatives, aux théories et pratiques de l’éthique (e.g., Graham), c’est une question moins développée dans les recherches françaises. Je constate aussi des différences entre les facteurs sociaux pris en compte : là où la classe sociale tient un rôle central dans les études francophones, j’ai trouvé une littérature beaucoup plus axée sur les autres dynamiques sociales (genre, ‘ethnicité,’ handicap, etc) dans les études anglophones. Ce qui ne veut pas dire que ce soit une vérité absolue (e.g., Holland), surtout que c’est beaucoup moins vrai des travaux de sociologie de l’éducation, qui pourraient parfois se revendiquer de la sociologie de l’enfance.

Avant les années 2000

Ma première référence pré-année 2000 a été de Bourdieu, la jeunesse n’est qu’un mot. Les travaux sur le métier d’élève, ou les pratiques parentales ouvrant des possibilités différenciées aux enfants de développer les compétences relationnelles scolaires (Lareau), peuvent être mis en continuité du travail de Bourdieu sur le capital social et l’habitus, creusant leur application empirique.

Les recherches en didactique ou sur les dynamiques d’interaction dans la classe, les préférences sur les matières scolaires, où l’on examine les points de vue des parents et des enfants. Pour cela je suis en autre allée piocher dans la revue française de pédagogie. Mais on peut également rentrer dans les problématiques de cette période avec la revue Agora débats/jeunesses, fondée en 1995.

Puis il y a toutes les recherches sur le métier d’élève, les manières dont le travail scolaire vient aux enfants… Et par extension, tous les espaces et toutes les façons par lesquelles les enfants s’opposent à accomplir ce métier ou le redéfinissent.

Suzanne Mollo

A la croisée de la psychologie et de la sociologie, on doit à Mollo(-Bouvier) plusieurs travaux sur l’éducation (et la rééducation) à la croisée de la psychologie et de la sociologie. Plus récemment, elle a aussi participé à cartographier l’état des recherches en sociologie de l’enfance. Si je retiens un chapitree, c’est celui sur la socialisation, “indissociable d’une intention éducative qui est elle-même fortement marquée, du moins en France, par l’emprise de l’éducation scolaire” :

Mollo-Bouvier, S. (1991). Un itinéraire de socialisation : le parcours institutionnel des enfants. Dans La socialisation de l’enfance à l’adolescence (pp. 289–308). Paris: Presses Universitaires de France.

François Dubet et Danilo Martuccelli

Dubet et Martuccelli ont eux tenté de théoriser les expériences scolaires, principalement avec des lycéens. Il s’appuient sur des entretiens en groupe (plutôt qu’individuels ou encore l’usage d’observations qui sont monnaie courante en sociologie de l’enfance). Ils y discutent notamment des logiques contradictoires que les lycéens doivent naviguer (études, groupes de pairs…).

Dubet, F., & Martuccelli, D. (1996). À l’école. Sociologie de l’expérience scolaire. Le Seuil.

Pour un compte-rendu, on peut se tourner cette fois vers la revue Sociologie du travail.

Cléopatre Montandon et Françoise Osiek

Un ouvrage de ces deux autrices s’attache à étudier comment les enfants parlent de l’éducation qu’ils reçoivent. Il s’agit de saisir comment les enfants acquièrent (ou non) le métier d’élève, leur vie émotionnelle à l’école, mais aussi de dessiner les espaces que les enfants se créent pour ne pas être comme on attend d’eux.

Cléopâtre, M., & Osieck, F. (1997). L’éducation du point de vue des enfants. Paris, L’Harmattan.

Un compte-rendu et un article reprenant certains résultats du livre peuvent être lu dans la revue française de pédagogie. Avant de passer aux années 2000, éloignons-nous du métier d’élèves pour parler plutôt des usages sociaux de la culture médiatique.

Dominique Pasquier

Les travaux de Dominique Pasquier en sociologie de la jeunesse (voir ci-dessus la différence sociologie de la jeunesse/de l’enfance) des médias ouvrent de formidables fenêtres sur les expériences de la jeunesse des années 90 à aujourd’hui, notamment sur l’apprentissage des sentiments et de leur expression. Ses travaux se caractérisent pour moi par leur inventivité méthodologique. Mon article préféré reste celui sur Hélène et les Garçons, étudié via le courrier des fans.

Pasquier, D. (1995). «Chère Hélène». Les usages sociaux des séries collège. Réseaux, 13(70), 9–39.

Chamboredon et Prévot

Chamboredon, J-C., & Prévot J. (1973). “Le” métier d’enfant”: Définition sociale de la prime enfance et fonctions différentieIles de l’école maternelle.” Revue française de sociologie,295–335.

Depuis les années 2000

Ici, les centres d’intérêt s’élargissent, du métier d’élève à tous les autres espaces investis par les enfants.

Julie Delalande

Mon entrée dans les travaux contemporains sur l’enfance s’est fait par la socio-anthropologie des cours de récréations par Julie Delalande. J’ai commencé par cet article de 2005:

Delalande, J. (2006). La cour d’école: Un espace à conquérir par les enfants. Enfances & Psy, no 33,(4), 15–19. doi:10.3917/ep.033.0015.

Elle y argumente que l’occupation enfantine de l’espace se fait via la réappropriation, notamment par la transgression. Elle développe aussi l’impact du genre et des attitudes des enfants, des caractéristiques des groupes qu’ils rejoignent sur cette occupation. J’ai continué avec cet article se penchant plutôt sur l’aspect méthodologique, tout en faisant l’état du champ:

Delalande, J. (2007). Des recherches sur l’enfance au profit d’une anthropologie de l’école. Ethnologie française, vol. 37,(4), 671–679. doi:10.3917/ethn.074.0671.

Delalande situe son approche de l’école vis à vis des autres démarches de sociologie de l’éducation, à la fois françaises et internationales. Elle y argumente en faveur d’une recherche participative, prenant au sérieux le point de vue et les capacités des enfants et des enseignants. Il se finit par cette très jolie citation :

Entrer dans une école, à mes yeux, c’est donc d’abord faire de l’ethnologie de l’école, mais c’est certainement, du même coup, initier ses acteurs au regard du chercheur ?

Plus récemment, j’ai lu son livre de 2015 qui donne une vue d’ensemble de son travail sur les jeux et la cour de récréation. Je ne peux que conseiller le reste de ses travaux sur l’enfance, notamment celui qu’elle a co-écrit sur la responsabilité éducative, qui articule politiques publiques sur la responsabilité individuelle et observations de leur mobilisation en situation éducative, bien que je ne les aie pas lus de manière aussi détaillés que ces trois références.

Régine Sirota

Ma deuxième porte d’entrée dans la sociologie de l’enfance furent les travaux de Régine Sirota, grâce à son article sur l’état des recherches francophones sur le sujet dans une revue anglophone. Ses publications m’ont beaucoup aidé à comprendre la structuration des recherches francophones sur l’enfance. Elle a notamment dirigé un livre collectif très complet (et signé l’introduction) :

Sirota, R. (2006). Éléments pour une sociologie de l’enfance. PU Rennes.

Si je connais surtout ses publications post-années 2000, elle travaille en réalité sur l’enfance depuis la fin des années 1980. Son ouvrage de 1988 sur les interactions élèves-élèves et enseignante-élèves en classe de primaire est passionant — montrant notamment comment certains types de désobéissance sont perçus comme positif, signe de vivacité d’esprit, quand d’autres sont vus négativement. Dans ses travaux empiriques post-2000, j’ai particulièrement apprécié cet article sur le gateau d’anniversaire, qui donne à voir comment se co-construisent la socialisation des enfants et des parents :

Sirota, R. (2004). Le gâteau d’anniversaire. De la célébration de l’enfant à son inscription sociale. La lettre de l’enfance et de l’adolescence, no 55,(1), 53–66. doi:10.3917/lett.055.0053.

Muriel Darmon

Darmon, M. (2001). La socialisation, entre famille et école. Observation d’une classe de première année de maternelle. Societes Representations, (1), 515–538.

Une autre entrée dans la sociologie de l’enfance peut se faire par l’intersection avec d’autres champs de la sociologie, comme celle de la culture, du handicap, du corps, ou de la géographie. Les exemples ci-dessous en illustrent quelques unes.

Sylvie Octobre

Avec la sociologie de la culture par exemple. A ce titre, je ne peux que recommander les travaux de Sylvie Octobre qui s’intéresse à la transmission et aux mutations des pratiques culturelles des enfants et des adolescents. Ses publications, et les livres qu’elle dirige, font autant usage des enquêtes quantitatives sur les pratiques culturelles du Ministère de la Culture que d’approches micro et empiriques. Un de mes favoris :

Octobre, S. & Berthomier, N. (2012). Socialisation et pratiques culturelles des frères et sœurs. Informations sociales, 173,(5), 49–58.

Nathalie Lewi-Dumont

Lewi-Dumont étudie depuis plus de 20 ans les jeunes malvoyants et aveugles, avec différentes perspectives (didactique, étude des expériences scolaires…). C’est un exemple où la distinction sociologie de l’enfance/jeunesse ne me semble pas pertinent car la diversité des perspectives permet de constituer un sujet spécifique, les mineurs déficients visuels. Etudier différents âges et passages de ce groupe nourrit la vue d’ensemble. Ici, pas de revendication de la sociologie de l’enfance, mais des études qui peuvent y être attachées de par leur but et méthodes. J’ai particulièrement apprécié lire Language, qui discute de la constitution en interaction du bon et mauvais (verbalisme) usage du langage par les enfants aveugles. Elle montre qu’il ne s’agit pas tant d’un problème dans l’acquisition du langage que d’une stratégie des enfants pour développer leurs compétences linguistiques en interaction avec leur entourage.

Lewi-Dumont, N. (2011). Langage. Voir [barré], 38, p-174.

Anne-Cécile Ott

Avec la géographie: Anne-Cécile Ott est une chercheure en géographie s’intéressant aux perceptions du monde des enfants. Cet article sur la recherche par les dessins et s’intéressant aux difficultés d’interprétation est une excellente lecture:

Ott, A. C. (2020). Explorer le monde des enfants. Défis théoriques et méthodologiques de l’analyse des représentations enfantines du monde. Bulletin of Sociological Methodology/Bulletin de Méthodologie Sociologique, 146(1), 56–80.

Des références en bonus :

Waty, B. (2010). Chapitre I — De l’imaginaire en action : la culture pratiquée par les 3–6 ans. Dans Enfance & culture: Transmission, appropriation et représentation (pp. 39–58). Paris: Ministère de la Culture — DEPS.

Zotian, E. (2013). Un petit coin d’enfance. Corps et socialisations enfantines dans un quartier de Marseille. Corps, 11,(1), 203–212. doi:10.3917/corp1.011.0203.

Ott, A-C. (2017). Des échelles pensées pour les enfants aux représentations spatiales produites par les enfants : enjeux politiques des imaginaires géographiques enfantins. Belgeo , 2–3.

Les rapports de l’Unicef sur les questionnaires “la parole aux enfants” https://www.unicef.fr/contenu/espace-medias/grandir-en-france-un-defi-pour-les-6-18-ans-des-quartiers-prioritaires ou encore sur les inégalités dans l’enfance https://www.unicef.fr/article/inegalites-entre-les-enfants-la-france-28e-sur-35-pays-riches

Hirschfield L. A., 2003, « Pourquoi les anthropologues n’aiment-ils pas les enfants ? », Terrain, n° 40, pp. 21–48.

Aborder différemment la sociologie de l’enfance

Je suis assez souvent contactée pour fournir un ou deux articles sur la sociologie de l’enfance pour un curriculum de sociologie généraliste ou de design. J’ai donc eu le temps de réfléchir à comment catégoriser ou articuler ces références. J’aurais pu rassembler des références sur la sociologie de l’enfance en me basant sur :

  • la classe d’âge évoquée ;
  • les thèmes : le jeu, la scolarisation, les cultures matérielles, les relations entre pairs, les relations intergénérationnelles ;
  • les lieux : scolaires, extra-scolaires, familiaux, sans supervision, touristiques, urbains ou ruraux ;
  • les méthodologies : de l’observation participante à l’étude de traces ou de corpus ;
  • les intersections disciplinaires, c’est à dire introduire la sociologie de l’enfance dans la discussion d’un champ plus large comme la sociologie du handicap ou les études de genre ;
  • les philosophical worldviews sous-tendant la recherche (Creswell), du constructionisme au pragmatisme.

Du fait de mes intérêts de recherche, cette bibliographie est probablement plus tournée vers l’école, l’interactionnisme et le métier d’élèves que la littérature de ce domaine en général. L’école reste un thème majeur du fait des préoccupations des chercheur.e.s, de l’orientation des financements, et plus généralement d’une inquiétude d’agir en faveur de l’égalité. L’école étant perçue comme l’endroit qui peut renforcer ou diminuer les inégalités présentes dans la société, et restant une composante commune majeure de l’enfance en France.

En bonus, une liste récemment commencée de documents et de supports pouvant être utilisés pour évoquer les pratiques enfantines, et la place et le rôle des enfants à diverses périodes et époques.

Et pour rappel, je parlais dans un précédent article de la place des enfants dans les espaces urbains.

Merci à Aden et Anne pour leurs relectures !

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Emeline Brulé
Emeline Brulé

Written by Emeline Brulé

I write about design, accessibility and social sciences. Had a hand in building h.ai. Lecturer at University of Sussex.

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