Les enjeux de la définition du handicap par l’OMS, avec Ennuyer
Le texte de Stiker décrit les modèles conceptuels de l’infirmité jusqu’à la fin du XIXe siècle — voyons maintenant ce qu’il en est au XXe siècle, avec l’apparition du mot handicap en français dans les années 1920, l’apparition de l’OMS en 1948, les premières définitions politiques internationales sur le handicap dans les années 50, et la généralisation de ce mot dans les années 1960 (entrée dans le dictionnaire Larousse en 1968). Voilà ce qu’Ennuyer en dit :
Dans le grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, en 1873, la définition du mot handicap ne renvoie qu’à son origine de jeu de hasard irlandais « hand in cap » et à son utilisation dans le monde des courses. Il faudra attendre les années 1950 pour voir apparaître la définition de l’adjectif « handicapé » dans la déclaration universelle des personnes handicapées de l’Assemblée générale des Nations Unies. L’adjectif handicapé apparaît pour la première fois dans la législation française dans la loi de novembre 1957 sur le reclassement des travailleurs handicapés. La loi du 30 juin 1975 dite « d’orientation en faveur des handicapés » ne définira pas le handicap, la ministre de la Santé, Simone Weil, préférant laisser les commissions spécialisées définir qui est handicapé et qui ne l’est pas, donnant ainsi tout pouvoir aux experts. En 1980, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) définira le handicap au sens de désavantage social à partir de la séquence de Philip Wood, médecin chargé de ce travail de conceptualisation du handicap, réservant le mot de déficience pour les altérations et les dysfonctionnements psychologiques, physiologiques et anatomiques. En 2001, cette même organisation définira plutôt la « situation de handicap » par l’intermédiaire de la Classification internationale du fonctionnement humain, de la santé et du handicap dite CIF. Cette situation de handicap est clairement définie comme l’interaction dynamique entre le problème de santé d’une personne (maladies, troubles, lésions, traumatismes) et les facteurs contextuels qui comprennent à la fois des facteurs personnels et des facteurs environnementaux. En France, c’est la loi de février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » qui donnera la première définition officielle du handicap, en s’appuyant en partie sur le travail conceptuel de la CIF. De ce parcours dans les différentes définitions du handicap, on peut en conclure qu’une définition consensuelle autour du mot handicap est quasi impossible comme le dit l’anthropologue Henri-Jacques Stiker, tant sont grands les enjeux politiques, économiques et surtout corporatistes… Alors peut-on faire advenir une société « inclusive » où chacun trouverait sa place en fonction de ses capacités et de ses incapacités et où la définition même du mot handicap deviendrait sans objet ?
L’OMS a donc proposé plusieurs définitions successives du handicap, qui ont orienté les politiques publiques nationales et internationales, d’abord en 1957 :
Le 9 décembre 1957, la déclaration universelle des personnes handicapées de l’Assemblée générale des Nations Unies définit le mot « handicapé » comme le terme « désignant toute personne dans l’incapacité d’assurer elle-même tout ou partie des nécessités d’une vie individuelle et sociale normale, du fait d’une déficience, congénitale ou non, de ses capacités physiques et mentales ».
Dans cette définition, le handicap est une propriété de la personne. En écho, la loi française de 1975 ne définira pas le handicap, laissant la catégorisation aux “spécialistes” (entendre : médecins). Ce qui change considérablement avec la définition de 1980 qui esquisse une conception du handicap comme résultat d’une interaction avec l’environnement
Cette approche du handicap (…) essentiellement sous l’angle de la déficience, va être profondément modifiée, par le médecin britannique Philip Wood qui va proposer un nouveau modèle de définition du handicap, repris en 1980 par l’OMS, sous le nom de Classification internationale déficience, incapacité, handicap (CIDIH), ou encore de Classification internationale du handicap (CIH). Ce modèle s’appuie sur la séquence de Wood. Les définitions de ces trois termes sont les suivantes :
- déficience : dans le domaine de la santé, la déficience correspond à toute perte de substance ou altération d’une fonction ou d’une structure psychologique, physiologique ou anatomique ;
- incapacité : dans le domaine de la santé, une incapacité correspond à toute réduction, résultant d’une déficience, partielle ou totale, de la capacité d’accomplir une activité d’une façon ou dans des limites considérées comme normales pour l’être humain ;
- handicap : dans le domaine de la santé, un handicap ou désavantage social d’un individu est le préjudice, qui résulte de sa déficience ou de son incapacité, ce qui limite ou interdit l’accomplissement d’un rôle considéré comme normal, compte tenu de l’âge, du sexe et des facteurs socioculturels.
Cette classification a ensuite été modifiée en 2001, et renommée « Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF) », qui influença la définition du handicap proposée parla loi française de 2005 sur l’inclusion. Le handicap y est défini comme :
un terme générique pour les déficiences, les limitations de l’activité et restrictions à la participation. Le handicap est l’interaction entre des sujets présentant une affection médicale (paralysie cérébrale, syndrome de Down ou dépression) et des facteurs personnels et environnementaux (par exemple attitudes négatives, moyens de transport et bâtiments publics inaccessibles, et soutiens sociaux limités).
L’auteur conclut par un rappel des difficultés de faire émerger une “bonne définition,” et qu’il faut peut-être… s’en passer :
Christian Rossignol rappelle que « les diverses définitions du handicap renvoient à des enjeux politiques économiques, corporatistes, autrement dit des enjeux de pouvoir : associatifs, administratifs, politiques. » (…) on peut penser qu’il est insuffisant d’œuvrer simplement pour que les personnes « dites handicapées » rejoignent la vie ordinaire « normale » , mais qu’il s’agit bien plutôt de subvertir notre modèle social d’une façon radicale pour faire advenir de nouveaux rapports sociaux entre les personnes, dans lesquels la définition même du mot handicap deviendrait sans objet. C’est ce modèle social que l’anthropologue Charles Gardou appelle la société inclusive, société dans laquelle chacun trouverait sa place quelles que soient ses capacités et ses incapacités et ceci à tout âge.
Référence
B. Ennuyer, Définir le handicap : une question sociale et politique ?, Ethics, Medicine and Public Health, Volume 1, Issue 3, July–September 2015, Pages 306–311.